C'est un travelo donc. On en était resté là. La suite du texte de Michel del Castillo tiré de Nos Andalousies...
Immense, carré d'épaule, des pieds de footballeurs, une perruque rousse au dessus d'un visage chevalin outrageusement fardé, formant un plateau où tiendraient dix couverts, vêtu d'une robe d'été à pois rouges décolletée et brandissant au bout d'un bras musclé un sac blanc, que sa main de forgeron tient comme une massue. Son oeil noir, cerné de kohl, étincelle de fureur.
"Ose prétendre qu'elle ne l'est pas, IMPERATRICE !, menace-t-il, d'une voix de baryton verdien. Ose donc !"
Bien entendu, notre interlocuteur n'osera pas. Qui, du reste, oserait défier cette Gorgone en fureur ? Le spectacle qu'offre cette créature surréelle est si extravagant, les motifs de sa colère si saugrenus, que je l'observe avec stupéfaction, m'efforçant de contenir le rire qui me secoue. Il saute aux yeux qu'il vient de quitter le tapin pour applaudir "sa" Vierge, "son" Impératrice, dès que le paso aura tourné le coin de la rue, il retournera sur les quais pour pratiquer son métier. Les propos de notre voisin n'avaient rien d'offensant pour la Macarena, ni pour sa couronne, ils ne contenaient aucune intention maligne. Simplement, ils n'étaient pas assez laudatifs et notre Gorgone les trouvait, du coup, presque injurieux. D'où sa fureur, ses menaces ubuesques.

D'où vient que ce monstre, au sens étymologique du terme, me paraisse incarner la démesure andalouse, son comique involontaire, son caractère kitch ? C'est qu'il suffit de se promener au hasard des rues pour apercevoir partout ces notes discordantes, ces dissonances, plus évidentes encore depuis la disparition de Franco et l'instauration de la démocratie. Ce vieillard accroupi en plein centre de la ville, ses revues, ses journaux, étalés autour de lui ou accrochés à des fils, a-t-il fait exprès d'afficher, côte à côte, les images pieuses -Sacré-Coeur d'un rouge saignant, Vierges larmoyantes, saintes extatiques - et les albums pornographiques qu'il propose à la vente ? Ce voisinage hilarant ne choque apparemment personne. "C'est la démocratie" répondraient fièrement les passants, si on les interrogeait.
(A noter que ce texte a été publié en 1985)

Je me trouve à Séville au printemps 1984, avec un groupe d'amis. Quel peut-être, à cette date, l'état du monde, je me dispense de l'évoquer. Or, les éditions spéciales de tous les journaux, j'insiste sur "spéciales", ne sont remplies que d'un évenement formidable, qui met toutes la ville en émoi : la vierge de la Macarena, faubourg populaire de Séville, doit être couronnée dans la cathédrale, à la fin de l'après-midi. Sa Sainteté Jean-Paul II a accordé cette faveur particulière, assortie d'une bénédiction. Faut-il préciser que la circulation sera strictement interdite, toute activité paralysée, le centre rempli d'une foule innombrable, balcons et fenêtres décorés de tapisseries, des dais dressés au carrefours ? La liesse donc. Et pourquoi pas ? La religion, se mêlat-elle de superstition, ne me fait pas rire et je suis moi même chrétien. Les occasions de se réjouir sont d'ailleurs trop rares pour que je songe à bouder la fête. Tout juste souris-je du sérieux, de la gravité avec lesquel la presse présente l'événement , qualifié unanimement d'"historique". pas trace d'ironie, que dis-je ?, pas même le soupçon que cette réthorique creuse et ampoulée puisse prêter à rire. (...)
Dans un silence d'autant plus saisissant qu'il succède à un vacarme dément, le paso arrive, escorté de soldats, de gardes civils en tenue de gala, d'une troupe de chanoines et de prélats (...). La vierge brune, juchée sur son char d'argent massif, éclairée par des centaines de cierges, "danse" bizarrement. Son long manteau de velours serti de joyaux traîné dix mètres en arrière, tenu par des fillettes en robe bleues, chaussettes blanches(...).
