Elle faisait partie des pressentis mais Esther Duflo n'a pas eu le prix Nobel d'économie 2017. Je me suis rappelé d'un papier en plusieurs parties que j'avais fait pour Faces de Blog, pour le plaisir et toujours valable. Il date de mai 2010. On y parlait d'essai contrôlé randomisé mais en des termes compréhensibles pour celui qui, comme moi, n'y connaissait rien. Et de lutte contre la pauvreté, thème central des recherches de la française, ex conseillère de Barack Obama. Le papier est toiletté de quelques scories. J'ai gardé la dernière phrase, on ne sait jamais...
Je reste ébahi, un peu jaloux quand je vois qu'une jeune femme de 37 ans a déjà un passé de prof au Collège de France, au MIT (Massachussets Institute of technology), est classée par Foreign Policy parmi les intellectuels les plus influents au monde et est maintenant titulaire de la médaille Clark, la récompense la plus prestigieuse après le Nobel me dit-on.
J'en avais entendu parler lors de sa nomination début 2009, au Collège de France pour animer la chaire "savoirs contre pauvreté". Car Esther Duflo est économiste du développement.
On pourrait la présenter aussi comme l'a fait XXI (n°6) ou plus récemment le Journal du Dimanche : une fille
de la classe moyenne, un père prof de math, une mère pédiatre, une famille de gauche et protestante qui vivait à Asnières. Un fille qui décoiffe et qui décolle. Normale Sup, doctorat en économie au MIT...
Citons le JDD, qui résume la philosophie de la jeune fille :
"Elle ne s’est pas contentée d’apprendre la pauvreté, la corruption, la famine sur le bout de ses doigts de première de la classe. Elle a posé le fil rouge de sa vie, pour le suivre sans faillir : l’existence des inégalités entraîne l’exigence des responsabilités."
Et en tant qu'économistes, qu'ont-ils de plus que les autres, Esther et son équipe de chercheurs ?
L'expérimentation sur le terrain et la méthode des essais cliniques transposés à son domaine d'activité : la lutte contre la pauvreté.
Se pencher un peu sur les travaux d'Esther Duflo, c'est prendre conscience d'une chose surprenante : il n'y avait pas d'évaluation sérieuse des politiques ou des actions menées dans la lutte contre la pauvreté. Et, moins surprenant, l'économie a encore un mal fou à se colleter avec la réalité d'où peut-être le succès des travaux d'Esther Duflo.
Sa méthode et celle de ses collaborateurs au sein du laboratoire d'action contre la pauvreté au MIT : les essais cliniques appliqués à son champ d'action. Sur le terrain, vous prenez, de manière aléatoire, un groupe témoin et un autre dit "traité" ou groupe de contrôle. Pour les essais cliniques, vous introduisez le médicament dans le groupe traité et pour mesurer ses effets, vous comparez.
Transposons dans le labo d'Esther Duflo : dans la cadre d'un programme de soutien scolaire en Afrique, vous donnez plus de livres à des classes choisies au hasard. Vous n'en donnez pas à d'autres. Et vous comparez le résultat final, l'effet du dispositif. Cet exemple est souvent choisi lorsqu'on décrit la méthode Duflo. Il est assez spectaculaire parce que justement, on s'est rendu compte que donner plus de livres à une classe pour que les enfants obtiennent de meilleures notes n'avait pas forcément d'effet.
Au fil des expérimentations, on a trouvé :
Dans la région considérée, le Kenya, il fallait lutter contre ... les parasites intestinaux. En leur donnant un traitement contre les vers, les enfants étaient bien plus présents à l'école, et les résultats meilleurs.
Des exemples, il y en bien d'autres. En voilà un intéressant quant aux effets d'un programme de santé, toujours au Kenya : il consistait en la distribution de moustiquaires imprégnées d'insecticide à la population. C'était gratuit, succès au rendez-vous. Les utilisateurs ont vu l'intérêt du produit. Ils en ont ensuite acheté et incité les autres à en acheter.
Je dois reconnaître qu'au fur et à mesure de la lecture des résultats, j'ai l'impression que, dans certains cas, on redécouvre le bon sens. Il faut croire qu'en matière de développement, on l'avait perdu.
Et l'une des forces du Poverty Action Lab d'Esther Duflo c'est d'être sur le terrain, en amont des programmes. A l'heure actuelle le PAL aurait mis en oeuvre 250 programmes d'éducation et de santé dans une trentaine de pays avec les ONG et les acteurs locaux.
Très très bien tout ça, mais est-ce que, plus généralement, la méthode permet d'échafauder des politiques générales de lutte contre la pauvreté ?
Pas vraiment disent les critiques d'Esther Duflo.
Les résultats ne sont valables que dans un contexte donné à un moment donné. Du coup, le labo contre la pauvreté a décidé de multiplier les expériences similaires. Par exemple, en Inde, une étude sur les effets de la mise en place de quotas en faveur des femmes et des minorités locales a été évaluée dans 24 Etats.
Mais au bout du compte, pour citer un économiste de la Banque Mondiale (hé oui je cite des économistes de la Banque Mondiale moi. Celui-ci s'appelle Martin Ravaillion et il est repris dans un excellent article de sciences humaines.com) : « le nombre d’expériences à sélection aléatoire nécessaire pour tester ne serait-ce qu’un seul programme de portée nationale, pourrait bien être prohibitif ».
Et puis le terrain, c'est gentil mais les économistes aiment les théories économiques, c'est normal.
Alors ces petites expériences mises bout à bout peuvent-elles contribuer à une théorie ou des enseignements généraux ?
Oui dit Esther Duflo : son labo répond à la critique en développant des modèles économiques à partir des résultats des expérimentations. Je n'alourdirai pas le propos en me lançant là-dedans. A ceux qui aiment l'économie je renvoie à l'excellent site SES-ENS et son dossier sur Esther Duflo. Disons simplement que ces modèles modifient la théorie de la demande dans les pays pauvres.
Et alors ?
C'est simple ! On débouche notamment sur l'explication de comportements locaux qui entretiennent la pauvreté (exemple : la notion d'incohérence temporelle chez les paysans.)
Oui redit Esther Duflo : elle a tiré deux livres de son action : la politique de l'autonomie (le micro-crédit et la gouvernance locale ne remplacent pas les politiques publiques) et le développement humain (des solutions pour améliorer la santé et l'éducation).
Au bout du compte et en cherchant bien, on en lira des critiques ... je vous fais grâce de quelques unes (fausse bonne méthode, effet de mode, l'expérimentation sociale nouvelle forme de pensée dominante etc.)
So what?
On ne m'empêchera pas de penser qu'un vent pas mauvais souffle enfin dans la lutte contre la pauvreté. Utile et fécond. On en reparle lorsqu'elle obtiendra le Nobel d'Economie ?