La suite du portrait de Many Yem. Son histoire, et celle de ses parents, est celle de nombreux cambodgiens aujourd'hui en France. Mais il lui fallait la connaître, cette histoire, pour pouvoir la dépasser. Elle a tout fait d'un coup, en un seul voyage, humanitaire et familial.
Many Yem n'est pas Many Yem. Je ne connaîtrai pas son nom. Elle l'a pourtant bien en tête. Son père lui a dit de bien s'en souvenir, peut-être pour le jour où elle pourra le rendre public. Son père a fait la guerre d'Indochine, puis a combattu les khmers rouges de Pol Pot. Bien que la guerre fût officiellement terminée, il s'est enfui du Cambodge sous une fausse identité en 1982, exfiltré avec sa femme grâce à un prêtre, François Ponchaud, qui a fait connaître en 1977 le drame vécu par les cambodgiens. Prêtre qui a mis les parents de Many en garde : en partant en France, eux qui n'ont plus rien à perdre pourraient pourtant se perdre définitivement.
"Monsieur Yem" se retrouve temporairement dans un foyer à Autun. Il a laissé une grande partie de sa famille qu'il a perdu. Nouveau nom, nouvelle vie (il est aujourd'hui maître chien). Prudence et silence sur le reste. Y penser toujours, n'en parler jamais. Tout ce que Many a appris sur ce pays, elle l'a acquis dans les livres. "Parfois mon père recevait une lettre du Cambodge. Cela voulait dire qu'il avait encore perdu quelqu'un de la famille qui avait sauté sur une mine ou bien quelque chose de ce genre. Il pleurait et c'était fini. On n'en parlait pas". La famille là-bas ? silence. Les souffrances ? silence. Le procès Douch ? silence.
Et Many dans tout cela ? "Je ne savais pas qui j'étais". Alors elle est partie là-bas en amenant ses parents. Là-bas, près de Battabang, sept heures de bus de Pnom Penh, retrouver une grand-mère maternelle et sa famille, coucher à même le sol et vivre de la seule richesse famliale : le verger et le poisson pêché dans l'étang du coin, vivre sans eau courante ni électricité. "Bizarrement j'ai découvert un pays que je connaissais. Il était en moi. Maintenant je suis Cambodgienne et Française à la fois". On dirait du Barack Obama dans... les rêves de mon père, en train de parler des Etats-Unis et du Kenya.
Les rêves du père de Many ? Son père a beaucoup souri. Il a parlé et s'est refermé comme une huître en revenant.
Les rêves de Many ? Créer une ONG au Cambodge. "Pour aider les jeunes à remonter un pays qui ne se remet que très lentement des épreuves du passé. Un pays qui, silencieusement, perd sa culture".
Elle reviendra là-bas c'est certain. Sûrement pas seule. "Agir, faire une action humanitaire c'est bien mais ce n'est pas suffisant. Il faut ramener des gens qui s'investissent".
Il y a matière à agir. Rien que dans l'orphelinat de Kien Kleang, un ancien couvent "qui n'est pas encore habitable, mais les enfants sont dedans parce qu'il y a un toit". L'endroit est en effet très délabré.
Many sait qu'à l'échelle de son pays la tâche reste immense. Mais si elle ne croyait pas en ce qu'elle fait, si elle n'avait pas décidé de croire en la bonté des gens, elle ne garderait pas en permanence son appareil photo dans son sac...