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  • Le délégué qui pleurait (II)

    C'était une drôle de semaine. C'était il y a quelques mois, trois interviews de délégués syndicaux, trois interviews terminées dans les larmes. Je me suis même un instant remis en question, me demandant si ma manière d'interroger les gens n'était pas un peu brutale, ce qui pourtant n'est pas trop mon style. Evidemment, le contexte n'aidait pas. Fermeture ou plan social : habituel hélas ! dans la région Haute-Normandie, habituel hélas ! pour les journalistes qui ne comptent plus les reportages sur ces sujets, tremblement de terre exceptionnel pour le salarié qui se retrouve au coeur d'une tourmente humaine.

    Jean est délégué CGT d'une entreprise de sous traitance automobile, depuis quelques années un peu obsolète. Coincée entre la hausse des prix des matières premières impossible à répercuter et la montée en puissance d'une usine turque dont les salariés sont formés par ceux-là même à qui ils risquent de prendre la place. L'entreprise était sous le joug des contraintes de son client/ex-propriétaire qui lui-même devait s'adapter aux exigences du constructeur Renault, lui-même en difficulté désormais (ça donne une idée de la crise de l'ensemble de la filière). Il y a quelques temps, l'entreprise de Jean a été rachetée par son client et ex-propriétaire... La contrepartie : un plan social concernant 121 des 275 salariés. L'entreprise peut peut-être s'en sortir.

    Lorsque le tribunal de commerce d'Elbeuf a entériné la reprise, Jean est sorti, a pris le micro de la sono installée dehors et s'est adressé aux salariés qui attendaient. Dans mes souvenirs il est encore en bleu de travail, tout maigre, les traits un peu tirés. Lunettes. L'accent du coin. La gouaille, il paraît que c'est une grande gueule. Il explique que c'est une victoire pour les salariés qui ont obligé l'ancien client à les reprendre mais qu'il ne faut pas laisser tomber les collègues plansocialisés. Que c'est dur. Il s'arrête, sa voix s'étrangle, il a les larmes aux yeux et ceux qui l'écoutent l'applaudissent pour lui donner du courage et pour le remercier apparemment aussi. Il termine. Ce n'est qu'un début, continuons le combat, on va organiser un barbecue. Quelques minutes plus tard, je l'interviewe, l'émotion ne l'a pas quittée. Voilà qui fera du bon son pour les journaux, sa voix tremble. Je comprends dans ses propos que les salariés sont un peu ses enfants. Nous devons nous revoir quelques jours plus tard, dans les locaux du CE.

    Lorsque je le retrouve dans son bureau, clope au bec, chemise à carreaux, il m'accueille tout sourire et disponible malgré les 37 coups de fils, 213 mails à envoyer et 4769 sollicitations auxquelles il doit répondre. Il est fatigué. La pièce sent la cigarette. Sur les murs quelques souvenirs de la "lutte des classes". Je ne sais d'ailleurs pas s'il vit dans le culte de la lutte des classes. Mais dans ce secteur industriel, les rapports restent plutôt chaud et vu son âge, Jean a dû bien baigner dans cette ambiance.

    Il parle, il parle. Je ne me souviens absolument pas de mes questions ni de ses réponses. Je me demande même quel était le sujet exact de l'interview. Je sais juste que j'ai arrêté d'enregistrer au bout de quelques minutes.

    Il parlait, il parlait, sa voix s'est enrouée, il n'a plus trouvé les mots, les larmes sont montées une fois de plus. Je lui ai dit que ce n'était pas grave, que nous allions reprendre l'interview un peu plus tard. Puis quelqu'un est entré, l'interview n'a pas repris. Je ne l'ai pas encore revu.

    Avais-je en face de moi un délégué CGT trop émotif ? Il avait pourtant de l'expérience. Pleurait-il seulement pour ses camarades ? Sur une époque révolue ? De la défaite d'un certain type de syndicalisme ? Perdait-il ses dernieres illusions ? Est-ce tout simplement que de nos jours, on peut beaucoup plus montrer ses sentiments ? Est-ce parce qu'il se disait qu'il ne pouvait plus se battre qu'à la marge, qu'il ne pouvait rien empêcher d'important ? J'aurais dû lui poser ces vraies questions. Et je repense à cet ouvrier candidat du NPA aux européennes traiter les gens de la CGT -qui ont parfois des méthodes tout de même assez musclées, à commencer par Jean- de chien de garde de la bourgeoisie. Et je repense à François Bayrou qui se demande comment nous les sentons, les gens. En ce moment ? Ils peinent à retrouver des repères qu'ils ont déjà perdus.